Du harcèlement ou la violence discrète des relations de travail
M.DRIDA, E.ENGEL, M.LITZENBERGER
L'Association Mots pour Maux au Travail existe depuis Mai 1997 et a entre autres buts celui de donner la possibilité aux victimes de harcèlement moral d'avoir un soutien, de s'exprimer, de s'informer. Une permanence d'accueil existe depuis un an. Nous y recevons sur rendez-vous. Nous faisons aussi de l'écoute téléphonique.
La violence dont il va être question dans cette communication est donc le harcèlement moral ou mobbing. Mais le titre que nous lui avons donné me laisse perplexe : s'agit-il bien de qualifier de discrète la violence dont je vais parler.
En effet, lorsque nous avons fait cette proposition de communication en Novembre dernier, le phénomène du harcèlement moral au travail, tel que nous l'appréhendions à travers l'accueil, prenait des formes effectivement discrètes.
Le caractère discret du phénomène apparaissait à travers le fait qu'il utilisait des moyens généralement peu voyants, insidieux, imperceptibles de l'entourage, dans une forme de huis clos. C'était aussi parce que c'était un sujet socialement peu apparent, dont on entendait peu parler, qui nous semblait difficile à reconnaître, à nommer, à identifier et sur lequel, du moins le croyions nous, les victimes elles-mêmes s'exprimaient peu sinon dans l'intimité du cabinet médical, et encore...
Mais depuis un mois et demi, cette idée de discrétion nous a quittés.
En effet, depuis la parution du livre du docteur Hirigoyen et du dossier dans le Nouvel Observateur, les langues se sont déliées.
Concernant l'association Mots pour Maux au travail, nous avons en un mois reçu près de 800 appels téléphoniques et 150 lettres.
Il s'agissait donc seulement de mettre des mots sur ce qui se passait pour que cette souffrance sorte de l'ombre.
C'est dire aussi qu'en ce moment, nous sommes complètement immergés -pour ne pas dire engloutis- dans le terrain et que les occasions de prendre un peu de distance sont rares. Cette communication en est une.
Ceci dit à titre de préambule et pour témoigner de la réalité insoupçonnée du harcèlement moral.
Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, je vais vous livrer notre définition du harcèlement. C'est celle qui a été arrêtée pour le moment ; elle n'est pas encore figée et suit les évolutions de notre expérience.
Nous définissons le harcèlement comme une souffrance infligée sur le lieu de travail de façon durable, répétitive et/ou systématique par une ou des personnes à une autre personne, par tout moyen relatif aux relations, à l'organisation, aux contenus et aux conditions du travail, en les détournant de leur finalité, manifestant ainsi une intention consciente ou inconsciente de nuire voire de détruire.
Cette définition a été élaborée à partir de notre expérience pratique de l'accueil qui nous confronte à des personnes qui sont pour la plupart dans une phase de souffrance aiguë.
Mais la réflexion que je vais vous présenter ne porte pas quant à elle directement sur l'accueil. Elle s'appuie sur un travail de groupe que nous avons entamé avec des personnes ayant vécu un harcèlement dont ils disaient être sortis. Ce harcèlement remontait pour la plupart à plus d'un an. Ces personnes nous avaient demandé de pouvoir témoigner de leur expérience.
Par rapport à l'accueil, le travail de groupe nous plaçait dans une situation inédite puisque nous n'étions plus dans l'écoute de personnes en phase de souffrance aiguë, mais dans l'élaboration a posteriori d'un épisode douloureux.
L'objectif que ce groupe de travail s'est assigné est de comprendre et d'identifier les conditions qui permettent que le harcèlement ait lieu et les ressorts de la souffrance. Toutefois, la dimension de reconnaissance que comportait la demande de ces personnes de témoigner de ce qu'elles avaient vécu ne nous a pas échappée. C'est une fonction secondaire de ce groupe sur laquelle nous sommes vigilants. Le travail du groupe n'est d'ailleurs pas terminé et nous continuons à nous réunir.
Nous allons donc présenter, à travers deux situations qui ont été travaillées, l'état de notre réflexion et les questions que nous nous sommes posées.
Au plan méthodologique, nous avons décidé de « mettre à plat » nos observations en restant au plus près de l'expérience clinique.
Il se trouve que plus nous avançons dans l'écoute des victimes de harcèlement, plus nous sommes convaincus que nous n'avons pas affaire à un phénomène monolithique. Il nous semble en effet que sous une homogénéité de forme, il existe une multitude de situations et que la notion de harcèlement renvoie à des réalités fort différentes. A partir de ce constat, se pose pour nous un problème d'ordre épistémologique. En effet, sur quel référent théorique s'appuyer, quel regard théorique porter sur un objet polymorphe si on n'a pas d'abord fait le travail d'en décrire les différentes formes. C'est cette amorce de réflexion que nous avons tenté de mener à partir de 2 situations qui ont pu être travaillées un peu plus à fond dans le groupe..
Il nous semble que faute de ce type de travail la notion de Mobbing risque de connaître le même sort que celle de Stress à savoir être vouée à la stérilité.
Voici tout d'abord, rapidement présentés, les 2 cas qui vont illustrer la réflexion :
1er cas : Mr. M. a 56 ans. Il travaille dans un garage et depuis plus de deux ans subit insultes, brimades, humiliations de la part de son employeur et d'autres membres du personnel.
A l'origine de cette situation, des témoignages de Mr. M. devant les prud'hommes en faveur de deux collègues qui ont été licenciés abusivement.
La situation se dégrade rapidement : le directeur lui propose une transaction : quitter son emploi contre deux mois de salaire. Mr. M. refuse et se fait insulter.
Puis il se voit surchargé de travail, chronométré pour évaluer son rendement, abreuvé de notes de service, réprimandé parce qu'il ne peut pas faire mieux.
Puis la situation se dégrade encore avec l'intervention d'autres collègues qui n'hésitent pas à l'insulter quand il passe près d'eux. Le directeur lui redit qu'il ne le retient pas, qu'il peut quitter l'entreprise quand il veut.
Mr. M. tombe malade (dépression) et se met en arrêt de travail. Il s'attend à son retour à retrouver les esprits calmés, mais bien au contraire. Dorénavant, le directeur interdit à quiconque de lui parler et il est complètement isolé du reste du personnel.
Le harcèlement continue jusqu'à ce que Mr. M. entame une procédure prud'homale de résolution judiciaire de contrat de travail.
Malgré les preuves et les témoignages d'anciens collègues, il est débouté en premier jugement sur l'ensemble de sa demande. Profondément blessé, il ne poursuit pas en appel et met fin à la procédure en démissionnant. Depuis, il a fait valoir ses droits à la retraite.
2ème cas : Mr. A. entre 45 et 50 ans. Il est employé depuis 9 ans dans une société, en tant que directeur d'une filiale. Depuis 4 ans, un nouveau P.D.G fait régner une atmosphère délétère par des pratiques qui s'exercent auprès de tous les employés. Certains d'entre eux ont démissionné, d'autres ont été licenciés, ou ont attaqué aux prud'hommes, d'autres encore restent et tentent de tenir le coup.
Les relations avec ce nouveau P.D.G se caractérisent par des brimades, des propos agressifs, injurieux ou blessants, remettant en cause la compétence et les qualités professionnelles et personnelles de Mr. A.
En outre, il se voit assigner des objectifs contradictoires et irréalisables puisque les moyens de les atteindre ne lui sont pas accordés. On lui reproche ensuite de ne pas atteindre ses objectifs.
Des ordres sont donnés directement à ses subordonnés en le court-circuitant, des contrôles drastiques sont mis en place.
Mr. A. se met à douter de lui, de ses capacités, de sa compétence. Il commence à avoir des angoisses, des insomnies, des troubles du caractère ; il devient dépressif. Ses résultats baissent donc effectivement et renforcent l'opinion de son incompétence.
La goutte d'eau qui a fait déborder le vase a été le jour où la direction générale avait convoqué Mr. A. à une réunion le seul soir de la semaine où il n'était pas disponible, car il devait accompagner son épouse à la clinique afin qu'on leur communique les résultats de l'analyse d'une tumeur qui s'est avérée ce jour-là cancéreuse. Bien qu'ayant prévenu de son indisponibilité et proposé une autre date, la réunion a tout de même eu lieu.
Le lendemain, la direction lui reproche sur le mode habituel d'être un cadre insoumis qui ne respectait pas les contraintes de planning de son supérieur hiérarchique.
A la suite de quoi, Mr. A. décompense et se retrouve hospitalisé plusieurs mois.
Par la suite, il mettra un terme à cette situation en démissionnant après avoir négocié une convention de transaction.
Aujourd'hui Mr. A. a retrouvé un emploi, après 18 mois de chômage. Cet emploi arrive à point nommé : en effet, Mr. A. s'était engagé dans une tentative de création d'entreprise de conseil en management, où il démarchait les chefs d'entreprise en critiquant vertement voire violemment leurs façons de faire.
A travers ces 2 témoignages, nous avons donc tenté de cerner un certain nombre de questions qui pourraient être autant de facettes de la question du harcèlement.
Notre réflexion s'organise autour de quatre interrogations :
- quels sont les déterminismes de l'agression.
- quels sont les ressorts de la souffrance ressentie.
- quelle est la fonction et le rôle du collectif.
- quelles sont les conditions de la réparation.
1.Les déterminismes de l'agression.
On peut dans l'examen des causes du harcèlement, aborder la réflexion sous 3 angles : l 'agresseur, les circonstances de l'agression, la victime.
- Concernant l'agresseur, ce sur quoi nous nous appuyons est en fait une interprétation des victimes qui ont donc donné un sens a posteriori à ce qui leur arrivait. Dans ces deux cas, celui qui est identifié comme le harceleur est le patron. Ce qui n'est pas toujours le cas puisque nous avons aussi vu des personnes harcelées par leurs subordonnés, par un collègue ou même par tout le collectif de pairs.
Si on considère les choses sur le versant de la personne de l'agresseur, on reconnaît bien des fonctionnements pervers.
Lorsque Mr. M. par exemple décrit le système de relation instauré par son patron, il parle d'un système tyrannique dans lequel chacun est soumis à la volonté et à l'arbitraire de celui qui a le pouvoir. Les critères d'attribution des gratifications ou des sanctions sont le « fait du prince », fondés sur l'allégeance des uns et des autres. La référence au travail est interdite puisque ceux qui s'y réfèrent sont des gêneurs qu'il faut exclure.
On reconnaît là une personnalité pour laquelle le pouvoir fait corps avec la personne, pour qui personne et fonction sont confondus, ne font qu'un. Il s'agit donc d'instaurer du sans limite. Dans le cas qui est décrit par Mr. M., ce collage entre fonction et personne n'est possible que par l'exclusion du travail.
On retrouve les mêmes caractéristiques dans la description que donne Mr. A. de sa situation : un dirigeant identifié à sa fonction et qui fait la loi. Cependant l'interprétation qu'en donne Mr. A. est différente : le directeur est débordé par sa fonction, il attribue aux autres la responsabilité des échecs que subit l'entreprise.
Le harcèlement viendrait là d'une projection sur des boucs émissaires. Mr. A. n'est d'ailleurs pas le seul à subir un tel traitement.
Il faut cependant souligner que les cas de harcèlement que nous rencontrons par ailleurs ne sont pas tous à assimiler à l'agression d'un pervers.
En effet, même si on peut identifier un fonctionnement pervers, il apparaît à la lumière de la psychodynamique du travail qu'il peut s'agir d'un mécanisme de défense, effet d'un clivage à resituer du côté de la souffrance éthique.
- Lorsqu'on se penche sur les circonstances des harcèlements et leur finalité, là non plus, on n'est pas dans une perspective univoque. Il existe des cas où le harcèlement est une stratégie délibérée de gestion du personnel, visant à faire partir les gens sans voir à assumer le coût et la publicité d'un licenciement collectif.
Dans ce cas, c'est une agression organisée qui mériterait qu'on fasse apparaître aussi le coût pour ceux qui l'infligent.
Mais à travers les cas qui nous sont rapportés, et notamment dans celui de Mr. M., il nous semble que le harcèlement peut aussi être appréhendé comme une situation conflictuelle qui a commencé discrètement et qui s'est dégradée à tel point qu'on ne peut plus se supporter, situations dans lesquelles, on l'a vu, il se peut que la victime elle-même entretienne involontairement le harcèlement.
Le harcèlement est donc aussi l'aboutissement d'une histoire. Et dans ce cas, un licenciement officiel rendrait public un conflit pour lequel il faudrait donner un motif et accepter une séparation qui reconnaisse des droits (donc un préjudice) à la victime.
- Du point de vue des victimes, l'histoire est à première vue différente dans les deux cas que nous rapportons. En effet, Mr. M. s'oppose, s'inscrit en faux par rapport à des valeurs qu'il juge malsaines. En témoignant au prud'hommes, il a pris un risque conscient. C'est aussi ce qu'on retrouve dans les cas de représentants syndicaux qui subissent des harcèlements. Ils représentent une remise en cause du système dans lequel ils sont, notamment, dans ce cas, en forçant la prise en compte du travail. Concernant Mr. A., il dit lui-même qu'à force de s'entendre traiter d'incompétent, il finissait par faire des erreurs et à apporter de l'eau au moulin du harceleur. On a pu en effet constater que dans bien des cas, la victime, en se défendant, finit par participer au système qui l'opprime, ses propres défenses se retournent contre elle. Bien des gens nous disent « et pourtant, je travaille jusqu'à l'épuisement et ce n'est jamais assez bien ».
Il apparaît en fait dans la plupart des cas que nous avons vus, que le but recherché n'est pas que les gens travaillent, mais qu'ils soient soumis. Il y a en quelque sorte erreur sur les termes du contrat.
2.Quels sont les ressorts de la souffrance
Nous nous sommes interrogés dans les entretiens d'accueil sur un aspect de cette souffrance qui nous semblait le plus marquant : son intensité et l'horreur, voire la terreur ressentie par certains à l'idée même de retourner travailler à l'issue d'un congé maladie. Que vivaient-ils donc de si épouvantable qui pouvait les mener à la décompensation, voire au suicide.
Tout d'abord, la terreur : si on se réfère à ce qu'on a dit plus haut de la façon dont les harceleurs sont dans l'absence de limite, on peut, du côté de la victime dire qu'elle se situe dans l'horreur d'un monde imaginaire où tout peut arriver, où n'existent que des relations fusionnelles d'amour ou de haine, où aucune instance tierce ne fait office de loi. On est dans la terreur de la disparition subjective. Mr. M. dit bien que dans cette entreprise les gens sont des objets qu'on consomme. Dans ce cas, c'est la référence au travail qui fonctionne comme un tiers séparateur qui permet de sortir de la relation duelle, et d'y introduire de la réalité. Le travail est bien, dans cette situation, l'instance organisatrice des relations.
Un autre aspect de la souffrance est la privation au travail : Au-delà du fait que la privation de travail prive du même coup de l'engagement de soi dans l'épreuve du réel et de la reconnaissance, il nous semble qu'être privé de travail dans un lieu où ma présence n'a de sens que par le fait de travailler, renvoie à une peur qui s'ancre dans le risque de déstructuration, de la perte de points de repères, de la perte du sens. En effet, le travail c'est ce qui donne son sens au fait d'être précisément à cet endroit, en relation avec d'autres, dans un but précis. La privation du réel équivaut à une interdiction d'accès au réel et à autrui. Le risque est bien celui de l'aliénation mentale.
La privation de parole, de relation : c'est ce qui caractérise la situation de Mr. M. Il était complètement isolé, restait sans parler, en quarantaine. C'est d'après ce qu'il en dit ce qui a été pour lui le plus difficile à supporter ; n'avoir personne à qui parler, être incompris aussi chez lui, n'avoir aucun soutien des autres. En revanche, ce qui l'a fait tenir c'est la certitude qu'il était dans le vrai en tenant bon sur ses valeurs dont il n'a jamais douté. Mr. M. se retrouve donc bien dans une situation d'aliénation sociale où la seule alternative est d'adhérer ou d'être éliminé.
Le déni du travail : La surcharge de travail de Mr. A.-qui le mettait dans une situation totalement paradoxale puisqu'il était dans une situation intenable de ne pas pouvoir faire le travail qui lui était demandé et de légitimer lui-même les sanctions qui étaient prises à son égard-, le fait que jour après jour, il se soit vu privé des moyens de faire son travail notamment par la confiscation de son pouvoir de décision, laisse apparaître en filigrane la même évidence que tout à l'heure : le travail n'était pas le plus important dans l'affaire.
On est même dans le déni du travail et c'est là que se joue tout le malentendu puisque ce déni est unilatéral. En effet, plus d'un côté, le travail est nié, plus de l'autre, on s'y raccroche comme seul élément de réalité et seul rempart contre l'agression.
3.Quelle est la fonction et le rôle du collectif :
Ce travail de groupe a pu faire apparaître aussi l'importance du collectif dans les questions de harcèlement. La focalisation sur la relation victime/agresseur et sur l'expression de la souffrance dans les situations d'accueil avait occulté le fait que dans les situations de harcèlement au travail, on ne se retrouve pas dans une relation duelle stricto sensu puisque des collègues sont là, des représentants du personnel aussi et de leur attitude dépendra l'évolution du harcèlement.
En effet, dans ce groupe, un des participants dont nous n'avons pas encore travaillé la situation est toujours dans l'entreprise d'où émanait son harcèlement parce que ce harcèlement a cessé à la suite d'une prise de position de ses collègues qui ont fait pression sur le harceleur (qui était le patron) pour qu'il mette fin à ses pratiques. De l'autre côté, l'isolement, la solitude dont se plaignait Mr. M., la participation de ses collègues au harcèlement montre bien que le collectif a un rôle essentiel de régulation à jouer. Pour que le harcèlement ne devienne pas une affaire duelle où la destruction est possible, il faut que d'autres, des tiers viennent s'interposer. Cette fonction d'interposition peut être tenue par d'autres que les collègues : dans le cas d'un harcèlement entre collègues, l'intervention de la hiérarchie peut remplir cette fonction ; les syndicats peuvent aussi avoir à remplir ce rôle.
L'essentiel est que cette fonction tierce soit assurée.
Comment se fait-il alors que dans les deux cas que nous avons présentés ( et dans tous les autres cas de harcèlement puisqu'on a vu que c'était une des conditions pour qu'il se mette en place) le collectif ait participé au harcèlement soit de façon active pour Mr. M. soit de façon passive pour Mr. A. ?
Là encore, on ne peut faire que des hypothèses à partir de ce que nous ont rapporté les participants au groupe.
Une des hypothèses à retenir est que du moins au début, le harcèlement est peu apparent ou n'est pas reconnu comme tel par les collègues. Mais ensuite...
La première idée qui vient à l'esprit est que le collectif n'existe plus. C'est vraisemblablement le cas pour Mr. A. qui raconte que le patron divisait pour mieux régner, disait du mal des uns et des autres, faisait courir des bruits, créait des rivalités en accordant des avantages aux uns et pas aux autres, etc...Au-delà du cas particulier de Mr. A., on reconnaît là des pratiques de plus en plus courantes qui consistent à pousser à l'individualisme.
L'autre hypothèse qui vient à l'esprit dans le cas où le collectif est passif est la peur.
Peur pour son emploi ; c'est ce que rapporte Mr. M. lorsqu'il raconte que les gens font 160 km tous les jours à travers les Vosges pour venir travailler. Peur de subir le même sort : chacun fait le dos rond, tant que ça tombe sur lui, c'est pas sur moi.
Une troisième hypothèse qui elle, expliquerait pourquoi le collectif peut se rallier au harceleur et devenir actif dans le harcèlement se situerait du côté des stratégies collectives de défenses. La victime mettrait en danger les défenses collectives. Il y aurait alors une coalition contre celui qui déstabilise. Mais on voit aussi poindre quelque chose qui est de l'ordre de l'identification à l'agresseur. Dans le cas de Mr. M. par exemple, il attribue le consensus de ses collègues contre lui au fait qu'ils s'identifient collectivement au patron qu'ils admirent et à qui ils veulent ressembler.
4.Les conditions de la réparation :
Là aussi le travail de groupe nous a également permis d'appréhender cette dimension qui émergeait de façon plus prononcée que dans l'accueil, celle de la réparation. Ces personnes ont vécu pour certaines une succession d'expériences véritablement traumatisantes au sens propre du terme dans la mesure où il y a eu effraction des défenses.
Dans les deux cas de Mr. M. et de Mr. A., ils n'ont ni l'un ni l'autre été reconnus dans leur statut de victime et n'ont pas (même pour Mr. M. qui est allé jusqu'au prud'hommes) obtenu réparation du préjudice qu'ils ont subi.
La victimologie nous dit que la reconnaissance du préjudice passe par la reconnaissance du statut de victime d'une part, mais aussi par la reconnaissance du préjudice par une sanction envers son auteur; l'idéal pour les victimes étant que l'auteur du préjudice lui-même reconnaisse ses torts. En effet, certains participants disent : il aurait suffi qu'il ou elle me présente des excuses pour qu'on n'en parle plus.
Mais il nous semble nécessaire d'aller au-delà. En effet, de même qu'on peut s'interroger sur la souffrance des victimes, on peut aussi s'interroger sur la nature du préjudice subi. De quel préjudice s'agit-il donc ?
Il semble là que la demande de reconnaissance porte sur le fait qu'il y a eu, par le truchement du travail, atteinte à leur personne, à leur dignité d'être humain. C'est la dimension de la souffrance infligée en manipulant le travail, en le détournant de sa finalité qui fait la spécificité de ces demandes de reconnaissance là. Il y aurait donc lieu de requalifier le préjudice subi du point de vue du travail ( et non pas de l'emploi comme c'est souvent le cas) si on veut éviter de réitérer le déni du travail qui fait le nœud de la souffrance de ces personnes et prévenir le risque d'enlisement dans la revendication. Ce risque est effectivement très présent comme l'illustre Mr. L. et son démarchage auprès des chefs d'entreprise, ou Mr. M.; qui répète inlassablement et dans la souffrance : les prud'hommes ne font pas la justice.
En fait, jusqu'au bout de leurs péripéties, ils sont confrontés à ce retournement contre eux-mêmes des défenses qu'ils mettent en œuvre. Effectivement, pour échapper à cette situation intenable, Mr. M. et Mr. A. comme beaucoup d'autres ont été amenés à accepter des issues, des compromis qui -souffrance ultime- non seulement ne les réhabilitaient pas, mais au contraire, renforçaient l'injustice initiale. En ne contestant pas les reproches qui leur étaient faits parce qu'ils n'étaient plus en état de se défendre, ils les entérinaient tout bonnement. Ce qui a été gagné sur le plan de la survie, a été perdu sur la dimension de la reconnaissance et de l'image de soi.
Conclusion.
Toutes ces questions n'ont bien sûr été qu'effleurées ; bien d'autres restent encore en suspens. Nous n'avons fait que tirer quelques fils. Mais la nécessité de structurer le champ du harcèlement moral et d'une réflexion épistémologique s'impose.
A l'issue de cette réflexion, il nous semble peut-être plus pertinent pour avancer dans la compréhension du harcèlement moral de renverser l'approche en partant des situations de travail plutôt que de la souffrance des victimes, encore faut-il y avoir accès. Le harcèlement moral est un sujet tabou en entreprise et le débat est loin d'être ouvert sur ce sujet. Il nous semble cependant plus que jamais nécessaire de nous ouvrir sur la dimension de la prévention qui suppose d'avoir accès au fonctionnement interne des entreprises. Ainsi, nous pourrions également orienter notre action vers l'élucidation de ces situations, voire de la médiation qui réintroduirait la dimension du travail. L'Association Mots pour Maux engage une réflexion sur ces aspects.
Pour finir, une question persiste : au nom de quoi justifie-t-on des atteintes en profondeurs des personnes, atteintes qui vont jusqu'à leur destruction ? Certains invoquent la nature humaine, avancent que ces pratiques ont toujours existé, qu'au-dessus de l'entreprise, il y a le contexte socio-économique, la prétendue guerre économique qui érige le sans limite en vertu, qui justifie la barbarie, qui fabrique la peur et la culpabilité d'avoir un emploi.
Les déterminismes sociaux du harcèlement sont multiples et se combinent : le contexte de l'emploi qui fait qu'on reste accroché à son poste, la disparition des collectifs qui ne font plus fonction de contre-pouvoir, les valeurs du libéralisme qui permettent le développement du sans limite... On pourrait continuer encore.
Mais en attendant d'hypothétiques réponses, je voudrais laisser le mot de la fin à Mr. M. qui nous confie : on met du temps pour s'en remettre, c'est une lente convalescence ; on a été détruit jour après jour et on y laisse des plumes. Il faut en prendre conscience avant qu'il ne soit trop tard.